L’HOMME QUI PEINT SES REVES
Fils
d’immigré polonais, cet autodidacte est devenu l’un des artistes les
plus célèbres d’Evreux. Peintre du fantastique et de la femme,
Kazimierz Dzyga va présenter la première grande rétrospective de son
œuvre.
Autodidacte,
c’est le mot qui convient. Sauf lui-même, rien ne destinait
Kazimierz Dzyga à devenir peintre. Des parents polonais qui émigrent
en France pour trouver du travail. Son père est ouvrier agricole, sa
mère travaille dans une ferme au Neubourg. Pas vraiment la voie
royale pour une carrière artistique. Pourtant au Vieil-Evreux où il
grandit dans une famille de sept enfants, c'est tout petit qu’il
découvre la magie du pinceau. « J’ai
fait mes premières peintures à 11 ans avec un matériel que m’avait
donné mon instituteur. Je peignais des fleurs. Plus tard, j’ai
reproduit des toiles de Van Gogh découvertes dans un petit livre
offert par mon frère aîné. »
Il
est presque le seul à y croire. Au Lycée technique d’Evreux où il
poursuit ses études, son prof de dessin, M. Guérin, l’encourage
discrètement. Mais les autres enseignants le surnomment ironiquement
« L’artiste ». Qu’importe ! Kazimierz continue de peindre
frénétiquement, en solitaire. « J’ai beaucoup bossé,
se souvient-il. Mes toiles de jeunesse
étaient tourmentées, agressives. Ma première expo correspond au
démarrage des manifestations étudiantes qui allaient provoquer
l’explosion de mai 1968. Ma peinture d’alors se ressent de cette
ambiance. »
Avec le Tout-Paris
A l’époque,
l’apprenti peintre ébroïcien a trouvé une place de barman dans la
capitale. Un tournant décisif dans sa jeune existence. Le bar du
Pont-Royal, où il exerce ses talents, est fréquenté par le
Tout-Paris artistique et littéraire. Kazimierz y sert le whisky à
Jean-Paul Sartre et Eugène Ionesco, à Serge Gainsbourg et Georges
Brassens, à Brigitte Bardot et Catherine Deneuve, à Françoise Sagan
et Jacques Laurent.
« Ces
artistes m’impressionnaient, mais j’ai appris à leur contact. Je
rêvais de leur façon de vivre et je leur montrais mes toiles ».
C’est ainsi qu’en février 1968 le jeune provincial décroche sa
première expo à Paris, galerie de Vinci. Il a 23 ans à peine, ce qui
n’empêche pas le succès. « J’ai bien vendu. Un milliardaire
m’a même acheté une toile que j’avais baptisée Le retour des
unijambistes vengeurs ! »
C’est sa
période peinture en forme de coup de poing. Elle durera quelques
années. Puis Dzyga glissera vers la manière qui fait sa notoriété :
un hyper-réalisme fantastique amoureusement ouvragé. Cette fois, il
n’est plus seul. Des Ebroïciens croient en lui : Pierre Vannier,
propriétaire de l’Hôtel du Grand-Cerf, le sculpteur Jean
Zabukovec qu’il rencontre chez les Francas, Jean-Pierre Vidal avec
qui il anime des colos de vacances dans l’île de Ré où il fait une
merveilleuse découverte : la lumière.
Voleur d’images
« Je suis un
sentimental, un rêveur. Quand je peins, ma démarche n’est jamais
intellectuelle. Je ne réfléchis pas, mais je m’invente mes rêves. En
particulier, ceux qui tournent autour de la femme. Elle est
omniprésente dans ma peinture, avec ce qui en émane : sensualité,
volupté. Le peintre est un voleur d’images. Il ingurgite des
milliers d’images qu’il range dans un tiroir de sa mémoire pour les
ressortir plus tard. Devant un paysage, je m’imprègne de sa beauté,
de ses formes, de ses couleurs. Je sais qu’un jour je les mettrai
sur une toile. »
Ce
perfectionniste peint avec une infinie lenteur. Par an, pas plus de
quinze à trente toiles que, souvent, il travaille simultanément,
passant de l’une à l’autre au gré de son inspiration. Toujours en
autodidacte, l’artiste est parvenu à une prodigieuse maîtrise
technique. « Comme pour le musicien qui fait ses gammes, la
technique est essentielle, dit-il. Mais elle n’est
qu’un marchepied. » Des années de labeur pour arriver à ces
coloris vertigineux, ces lumières irréelles et cette présence
absente qui baigne son œuvre et lui confère sa dimension
fantastique.
La
reconnaissance est venue il y a une vingtaine d’années. Aujourd’hui,
Kazimierz Dzyga a vendu un bon millier de toiles : en France où
beaucoup de collectionneurs lui sont fidèles ; et dans le monde
entier, notamment aux Etats-Unis et au Japon. Le festival d’Osaka
lui a décerné sa médaille d’or en 1981 avant qu’un musée de Tokyo ne
choisisse une de ses toiles pour l’affiche d’une exposition. Le
Figaro-Magazine lui a consacré un reportage et la revue
Penthouse l’a célébré sur dix pages comme le peintre de la
femme.
Un château en Périgord
En même
temps que la notoriété, l’artiste ébroïcien a connu la richesse. Il
a un jour quitté Evreux pour s’acheter dans le Périgord un manoir
XVIe de douze pièces, sur un domaine de 35 hectares. Belle revanche
pour un fils d’ouvrier agricole. « Ce n’est pas l’argent qui
m’intéressait, mais le rêve, dit-il.
Ce château était pour moi comme les palais
fantastiques que je peins sur mes toiles. J’en rêvais depuis mon
enfance. »
Le songe
doré n’aura qu’un temps. En 1991, après la Guerre du Golfe, le
marché de l’art se retourne brutalement. Les temps sont durs et les
amateurs deviennent prudents. Les cotes s’effondrent, même pour des
artistes prisés. « Il faut réduire le budget des rêves »,
confie Dzyga qui revend son château périgourdin pour s’installer, à
quelques kilomètres, dans une demeure plus modeste qui n’en est pas
moins « un havre de paix
extraordinaire ».
Face à la crise, l’artiste apprend à vivre autrement. Il imagine
notamment de peindre des petits formats avec le même soin que les
grands. « Je respecte ainsi mon public,
tout en lui proposant des œuvres à des prix plus abordables ».
Tombé
amoureux du Périgord, Dzyga n’a jamais coupé les ponts avec Evreux
où il revient souvent pour raisons familiales autant qu’artistiques.
L’été dernier encore, il était l’invité de Jean Zbukovec au centre
culturel de Saint-Germain-des-Angles, dans la vallée de l’Iton pour
une superbe expo de paysages surréels. Sous des ciels immenses
mangés de bleu profond, de pourpre, de violacé, y surgissaient
forteresses improbables, palais fantasmagoriques, rochers
luminescents et phares éclairant le néant. Et, du 13 décembre au 1er
mars, au Palais de la Bénédictine à Fécamp, il présentera, à 52 ans,
la première grande rétrospective de son œuvre, réunissant 200
tableaux, y compris des anciens, prêtés par des collectionneurs. Une
occasion unique de découvrir le parcours de cet artiste exemplaire.
Jean-Louis
Hartmann " EVREUX NOTRE VILLE " Novembre 1997
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